Chapitre 1
 
 
 
 
 

Lorsque le soir tombait, que la journée s’épuisait  à trop vouloir durer, alors je me sentais bien comme si le bout du monde était atteint. Je regardais, à ma fenêtre, la nuit, et savourais à l’avance les heures de silence estompé où j’allais me glisser. J’allumais une cigarette après l’autre et puis une autre encore, la radio jouait doucement. Je ne pensais presque plus, c’était comme un intermède dans un monologue intérieur sans fin. Tout à l’heure je sortirais pour marcher dans les rues lentement jusqu’à l’aube et lorsque la fatigue me jetterait sur mon lit, hagard et épuisé, je me laisserais enfin aller à quelques heures de repos.
Je n’aimais plus Paris mais j’y restais encore. Où aller ailleurs ? Je ne pensais plus être capable de tout recommencer, et puis j’avais encore quelques amis ici, sans eux je n’existerais plus ou si peu, ils me manquent, comme manquent toujours les amis trop loin, comme me manquent encore mes amis anciens.
J’ai plus d’une foi joué avec le désir d’écrire sur mes amis passés. J’ai résisté ; j’espère qu’ils m’en seront reconnaissants. Je pense encore à eux souvent, je me dis que je leur écrirai. J’ai même commencé plusieurs brouillons de lettres, comme ça juste dans ma tête, parfois je vais même jusqu’à prendre une feuille de papier.
Écrire la date, en haut à droite, écrire mon nom juste au-dessous et mon adresse pour la réponse et puis plus rien ou alors des choses tristes que je ne voudrais pas leur faire savoir, c’est triste une lettre triste, comme un clown blafard. Plutôt allumer une cigarette et puis encore une autre et puis après sortir acheter un livre, passer chez l’épicier arabe encore ouvert et acheter un plat surgelé et puis lire le livre en mangeant, finir le livre et  sortir à nouveau puisque enfin il faisait noir. Je n’aimais plus l’automne. Avec le temps j’étais devenu frileux. Et pourtant il fallait choisir : la librairie allait fermer. J’ai saisi un polar avec une illustration en couverture qui montrait un chat gris clair endormi près d’un couteau sanglant. C’était un premier roman d’un auteur français qui faisait aussi bien que les meilleurs américains qui écrivent des romans policiers noirs, dit le petit mot que l’éditeur avait glissé sur le dos de la jaquette à mon intention très peu exclusive.
Le libraire me sourit en me rendant la monnaie. C’est vrai qu’il commençait à m’apprécier comme client : un roman par jour parfois deux, à ce rythme là dans deux ou trois ans j’aurai vidé son stock de livres de poche. Je dis “merci au revoir bonne soirée” en tentant de masquer un sourire que je sentais narquois. Je ne suis jamais resté très longtemps au même endroit et je pensais qu’il se berçait d’un espoir un peu fou, le libraire, s’il espérait me voir m’attaquer aux rayons avec mes dents une fois les étagères vidées.
Il me ressemblait un peu. Grand brun, mais il portait des lunettes rondes qui lui donnaient un air de peintre anachronique ou d’instituteur débutant, mais il avait les yeux clairs. Il avait l’air de quelqu’un qui vous parle du temps qu’il fait.
“Il fait froid aujourd’hui”
Merde.
Je lui bredouillais un “et oui c’est presque l’hiver” qui gela toutes tentatives de conversation et aussitôt le regrettais, il ne semblait pas vexé pourtant, il avait à peu près mon âge, entre vingt sept et vingt huit ans, le teint pâle de ceux qui lisent la nuit, je crois que je l’aimais bien.
Ce n’était pas la première fois que je m’installais seul dans un nouvel endroit, un nouveau quartier ou que je changeais de ville, même si je croyais que celle-ci serait la dernière. Et très vite, alors que je prenais à peine mes marques, repérais les bus à prendre pour aller et revenir, que je cessais de m’angoisser pour savoir si l’épicier était encore ouvert ou si je devais attendre quinze heures trente, oui très vite, les personnages d’une pièce sans cesse recommencée prenaient place, s’animaient et commençaient à jouer leur rôle, sans se forcer, naturellement. Un ami se présentait, un amour naissait. C’est ma vie qu’ils jouaient, notre vie.
Je me préparais donc à accueillir mon libraire dans mon histoire.
Pour l’instant je me contentais de lui répondre, par un regard un peu moins neutre qu’il n’aurait pu l’être et de lui dire au revoir.
Dehors, il faisait froid, je le savais, j’avais encore froid, j’allais choisir un plat. L’épicier me regardait fouiller dans ses étagères, je pensais qu’un jour j’aurais pu les ronger avec mes dents tellement j’avais faim.
Je rentrais chez moi, pris le roman, commençait à le lire. Pendant ce temps  mon repas subissait le micro-onde.
Le roman était policier, le policier perplexe puis en danger, il s’en sortait vers la fin mais échouait à sauvegarder la pureté de l’héroïne.
La fin était triste et pleine de la nostalgie d’un monde qui avait mérité d’être défendu et qui sans doute ne le méritait plus.
L’auteur aussi était policier, disait la deuxième de couverture. Il écrivait depuis qu’il avait été muté à la brigade de police judiciaire, en fait à deux arrêts de bus de chez moi. Avant il devait se contenter d’être un bon agent et puis il paraît que c’était devenu insupportable d’être confronté à tant de laideur. Il paraît que le soir les policiers devaient déposer leur arme de service, et ceci en raison d’une décision administrative faisant suite à une étrange épidémie de suicide. C’était curieux de penser à ces armes infidèles, rangées pour la nuit, qui attendaient leur maître, pour les servir ou les dévorer.
Il s’appelait Dominique Scorny. Il pouvait avoir trente-cinq ans, un visage d’ange vieilli précocement. J’imaginais des mains de pianiste que je ne voyais pas sur la photo, quelle drôle d’idée d’être ainsi devenu  flic.
Le repas avait refroidi dans le micro-onde, je l’avais oublié, le cendrier était plein, je le renversais dans la poubelle.
Il était tard.
Je m’habillais enfin.
 

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